Mahmoud Darwich :"Pour moi, la poésie est liée à la paix"
Le grand poète palestinien vit à Ramallah. Dans Ãtat de siège, il ouvre une fenêtre sur son monde en proie à toutes les souffrances.
Mahmoud Darwich vit désormais à Ramallah après de longues années d’exil. En 1948, il avait six ans quand l’armée israélienne chassa sa famille du village de Birwa où il est né. En 1950, il rentra au pays mais Birwa avait disparu. à la place avaient été construites deux colonies israéliennes. L’histoire du poète se confond avec celle de son peuple, dont le droit au retour demeure plus que jamais hypothétique. Mahmoud Darwich affirme néanmoins que " le poète n’est pas tenu de fournir un programme politique à son lecteur ". Il prône une lecture innocente de son ouvre, si volontiers empreinte d’un " lyrisme épique ", selon les mots du poète grec Yannis Ritsos. La poésie de Darwich, quelles qu’en soient les racines, n’est pas inscrite dans un temps et un espace donnés, fussent-ils toujours brûlants. L’exil demeure son vrai terreau, au plus près d’une géographie concrète du monde, baignée dans plus d’une époque historique. Mahmoud Darwich se définit comme un Troyen. C’est dire qu’il revendique, non sans un fin sourire, le statut de la victime. N’est-il pas plus noble d’avoir loisir de chanter, fût-ce au cachot, plutôt que de s’occuper à opprimer et contrôler l’autre ?
De lui, sort ces jours-ci Ãtat de siège, témoignage écrit à chaud d’un homme isolé au sein de sa propre terre encerclée par les blindés. Cette longue réflexion poétique est née du temps libre imposé à ce héraut d’un peuple placé lui-même sous haute surveillance. De sa fenêtre, il scrute les rues de Ramallah, en tient la chronique des heures et des jours.
De passage en France, il a bien voulu répondre à nos questions, traduites par Farouck Mardam-Bey, son éditeur chez Actes Sud.
Un précédent recueil d’entretiens avec vous avait pour titre la Palestine comme métaphore. De quoi la Palestine est-elle métaphore ?
Mahmoud Darwich Mon éditeur avait choisi le titre. Cette métaphore permet de dire des choses sur la poésie : la relation de l’être humain à son histoire, à son existence, à la nature, à soi-même ainsi que sa lutte pour les libertés individuelles et collectives. Pour moi, la Palestine n’est pas seulement un espace géographique délimité. Elle renvoie à la quête de la justice, de la liberté, de l’indépendance, mais aussi à un lieu de pluralité culturelle et de coexistence. La différence entre ce que je défends et la mentalité officielle israélienne - je dirais même la mentalité dominante aujourd’hui en Israël -, c’est que celle-ci conduit à une conception exclusiviste de la Palestine alors que, pour nous, il s’agit d’un lieu pluriel, car nous acceptons l’idée d’une pluralité culturelle, historique, religieuse en Palestine. Ce pays en a hérité. Il n’a jamais été unidimensionnel ni à un seul peuple. Dans mon écriture, je m’avoue l’enfant de plusieurs cultures successives. Il y a place pour les voix juive, grecque, chrétienne, musulmane. La vision adverse concentre toute l’histoire de la Palestine dans sa période juive. Je n’ai pas le droit de leur reprocher la conception qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils peuvent définir leur identité comme ils veulent. Le problème, c’est que cette conception de l’identité signifie la négation de celle de l’autre. Cela nous empêche de vivre libres et indépendants. Ils estiment que nous n’avons aucun droit sur cette terre, dans la mesure où ils l’appréhendent comme terre biblique et jugent qu’elle est en attente, depuis deux mille ans, du " retour " de ceux qui l’habitèrent jadis. Il y a donc une tentative permanente de monopolisation de la terre, de la mémoire, de Dieu lui-même. C’est pourquoi la lutte se situe aujourd’hui à maints niveaux. Les gouvernants israéliens essaient d’appliquer leur conception du passé à une réalité qui ne lui correspond absolument pas. Parfois, je nargue un soldat au check-point. Je lui dis : " Si vous voulez la terre sainte telle qu’écrite dans la Torah, prenez-la et donnez-nous la terre non sacrée, c’est-à -dire tout le littoral palestinien. Il n’y a pas d’histoire biblique sur ce littoral. " Si la référence est religieuse, parlons de cet échange entre le littoral et l’intérieur, mais si elle est juridique, de l’ordre du droit international, revenons aux résolutions de l’ONU.
Quelle place occupe la poésie de langue arabe et singulièrement votre poésie dans la littérature arabe aujourd’hui ?
Mahmoud Darwich Les pays européens et les Ãtats-Unis croient que la poésie de langue arabe occupe la place d’honneur dans la culture arabe, comme ce fut le cas durant trois siècles. On parle de la crise de la poésie en Occident, du déclin de son lectorat. Elle existe aussi chez nous. La relation entre la poésie et les lecteurs est devenue problématique. Peut-être parce que la poésie arabe est entrée dans des formes d’expérimentations qui l’ont isolée du grand public. Elle met une distance entre le texte et le réel, en se privant de la richesse des cadences de la métrique arabe. Il y a aussi une raison d’ordre culturel. La poésie n’est pas le premier genre littéraire chez les Arabes. Le roman a pris la relève. C’est là un point positif. J’ajouterai que nous vivons une crise d’identité culturelle et politique. Les Arabes régressent sur de nombreux plans. Nous avons le sentiment d’être en dehors de l’histoire qui se fait. On entend, par exemple, parler d’un grand Moyen-Orient. Les Américains, à l’origine du projet, estiment que les Arabes ne méritent même pas d’être consultés ! Dans la mesure où les frontières des pays arabes ont été fixées par des étrangers, ces mêmes étrangers peuvent les modifier quand ils veulent. Les Arabes ne participent pas à la définition de leur destin. Que voulez-vous que la poésie fasse dans ces conditions ? Parler de l’âge d’or ? Adorer le passé ? La vraie poésie arabe est une poésie critique de la réalité arabe.
Pardonnez-moi cette question un peu brutale mais est-ce que la poésie, au plus haut sens, telle que vous la pratiquez aujourd’hui, peut constituer l’alternative à la religion ?
Mahmoud Darwich William Blake disait que l’imagination est une nouvelle religion. Tout le mouvement romantique entend substituer l’inspiration poétique à l’inspiration religieuse et prophétique. Je pense que la religion et la poésie sont nées d’une même source, mais la poésie n’est pas monothéiste. Comme l’a dit Heidegger, elle nomme les dieux. La poésie est en rébellion permanente contre elle-même. Elle ne cesse de se modifier. La religion est stable, fixe, permanente. La quête de l’inconnu leur est néanmoins commune. La poésie tend vers l’invisible sans trouver de solution. La religion en trouve une, une fois pour toutes donnée. Le grand problème du marxisme n’est-il pas qu’il est devenu une religion à un certain moment ?
La poésie est-elle compatible aujourd’hui avec la religion sous sa forme la plus revendicatrice et violente ?
Mahmoud Darwich Bien entendu, l’intégrisme empêche la poésie de s’épanouir. Son manichéisme sans appel ne convient pas du tout à la poésie. L’intégrisme a des réponses toutes prêtes. Le poète est celui qui doute et accepte l’autre. Il me semble que la poésie est liée à la paix. Elle est en adoration devant la beauté des choses et bien entendu devant la beauté féminine. L’intégrisme isole la femme et la cache. La poésie aime le vin ; l’intégrisme l’interdit. La poésie sacralise les plaisirs sur terre. L’intégrisme s’y oppose farouchement. La poésie libère les sens. L’intégrisme les bride. La poésie humanise les prophètes. C’est pourquoi la culture engendrée par l’intégrisme religieux est anti-poétique par excellence. L’intégrisme peut aller jusqu’à supprimer tout ce qui est contraire à sa conception du monde. En ses formes les plus extrêmes, il représente un danger mortel pour la poésie et pour les poètes. Durant l’âge d’or de la poésie arabe (IXe, Xe, XIe siècles) l’Ãtat était assez tolérant, ouvert à toutes les cultures. Il y eut notamment une très belle poésie érotique et bachique. Le fondamentalisme musulman est lui-même une réaction au fondamentalisme et à l’intégrisme américain et israélien. Le despotisme universel américain, tel qu’il se met en place aujourd’hui, est en train de légitimer l’intégrisme musulman. Lorsque les Américains parlent du terrorisme comme inhérent à l’islam, ils poussent les musulmans à aller vers certaines extrémités. La lutte actuelle, qu’on nous présente comme une lutte entre civilisations, n’est autre qu’une lutte entre intégrismes. Ce n’est pas une guerre de civilisations mais une guerre entre différentes barbaries.
On est frappé par la réflexion de Ritsos qualifiant votre poésie de " lyrisme épique ". Pensez-vous que cela puisse, aujourd’hui encore, vous définir, compte tenu que l’épopée, en Occident, est une forme disparue depuis des siècles, tandis que le lyrisme semble considérablement battu en brèche ?
Mahmoud Darwich La poésie épique, dans le sens traditionnel du terme, a disparu depuis beau temps. Elle est, comme l’a prouvé Hegel, liée aux anciennes civilisations. Le lyrisme vaut de tout temps car il existe toujours une pluralité de " moi ". Ce type de poésie exprime des détails, des parties de l’âme d’un peuple. Elle se penche sur les individus qui le composent, davantage que sur le peuple tout entier. Bien entendu, ces concepts n’ont pas de fondements dans la poésie arabe. Ils sont traduits des langues occidentales. On dit, en Occident, que le lyrisme, c’est ce qui n’est ni épique, ni dramatique au sens théâtral. Notre poésie arabe, au contraire, est dès l’origine lyrique, mais suivant des courants divers. Les formes en sont multiples. Quand Ritsos définit ma poésie comme un " lyrisme épique ", il veut parler de l’architecture du poème et de la multiplicité des voix en son sein. Il n’y a pas seulement ma voix, mais d’autres qui expriment le groupe. Ma poésie ne se situe pas dans un espace limité et personnel mais dans un espace large, sur le plan historique et géographique. D’où certains traits qui rappellent la poésie épique. Le lyrisme de ces poèmes n’est pas très personnel ni individuel, c’est un lyrisme collectif. Il s’agit d’une poésie qui n’est ni totalement lyrique ni totalement épique. Le lyrisme est également battu en brèche dans le monde arabe. Les jeunes poètes un peu perdus ne dominent pas les concepts. Ils confondent souvent lyrisme et romantisme.
La poésie peut-elle aider un peuple à être lui-même jusque dans les pires difficultés de la survie ?
Mahmoud Darwich Je ne crois pas que la poésie ait un rôle évident à jouer dans la lutte nationale. Son influence n’est pas immédiate. Elle constitue un voyage permanent entre cultures, temps et espaces. En ce sens, je ne crois pas en une poésie nationale. Comme le poète est le fils d’une époque et d’une langue donnée, il contribue sans doute à façonner l’identité nationale d’un peuple, en jouant un rôle d’ordre culturel mais il n’a pas à inciter à quoi que ce soit. Dans les années cinquante, sans doute, au sein du monde arabe et dans le monde entier - je pense à toute la poésie engagée, notamment, chez vous, à Aragon -, le poète a eu un rôle politique direct. Le monde était un peu moins complexe qu’aujourd’hui. Dans notre cas, l’occupation israélienne est une occupation longue à la différence de l’occupation allemande en France. Quel artiste peut jouer en permanence le rôle de poète de circonstance, de poète engagé dans le sens ancien du terme ? S’il prétend jouer ce rôle, l’occupation aura réussi à tuer aussi la poésie.
Entretien réalisé par Muriel Steinmetz
(1) Ãtat de siège, de Mahmoud Darwich
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar
Editions Actes Sud/Sindbad
96 pages, 23.90 euros
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Assiège ceux qui t'assiègent !
par Mahmoud Darwich
traduit par Yves Gonzalez-Quijano
Comme si c'était une guerre rien que pour faire la guerre, sans autre but que de permettre qu'elle se perpétue, puisque tout le monde sait que l'épée ne pourra, cette fois encore, réduire l'âme d'un peuple.
Les Arabes ont proposé une paix globale à Israël, en ne conservant qu'un cinquième du territoire de notre patrie historique. Israël a répondu à cette offre généreuse en déclarant, le lendemain, une guerre totale.
Une fois encore, nous montrerons que nous sommes les plus forts sur le plan moral puisque c'est la seule chose que nous pouvons encore prouver ; le rapport de forces continuera à s'imposer, en dépit de tous les arguments intellectuels ou juridiques, jusqu'à ce que l'on s'aperçoive que ceux qui ne peuvent répliquer, parce que la paix est leur seul choix stratégique, sont précisément dans l'impossibilité d'obtenir cette paix !
Dans la noirceur de chaque nuit, des crimes ; dans chaque rue, des cadavres ; sur chaque mur, du sang qui hurle. On refuse aux vivants les droits les plus élémentaires à seulement survivre, et les morts n'ont même pas le repos de la tombe… Pourtant, malgré tout, demeure la volonté d'un peuple qui n'a d'autre choix que de résister. Et au milieu des battements de notre cÅur blessé, nous nous demandons combien de temps il faudra applaudir à un Christ qui monte à son Golgotha ?
Est-ce parce que le conflit israélo-arabe ne concerne plus que les seuls Palestiniens que l'on constate, sur cette scène drapée de rouge et de noir, pareille impuissance ? Il faut craindre que le cri d'Arafat ne soit figé en icône car il est porteur d'une esthétique du martyre qui dispense toute une nation du besoin d'agir en ce Vendredi saint interminable. Parce que les larmes soulagent le cÅur, parce qu'elles lavent le corps des morsures salées de la douleur, les téléspectateurs arabes ont guetté en sanglotant la retransmission en direct du héros tragique atteignant au couronnement de sa destinée, celle qui parachèverait le mythe : qu'il finisse en martyr, en martyr, en martyr…
Non, les Palestiniens n'ont certes pas besoin de ressentir plus ce qui fait leur solitude, leur singularité, et ils ne souhaitent pas jouer davantage encore le rôle de victime expiatoire ! Ce qu'ils veulent, c'est exister hors de la métaphore, vivre là où ils sont nés, libérer ce morceau de terre qui est le leur, cette part d'humanité qui est la leur, de l'emprise des mythes et de la barbarie de l'occupation, du mirage d'une paix qui ne leur a promis que la destruction.
Mais leur droit à vivre, leur droit à une existence ordinaire, sur cette frange plus mince qu'un rêve mais suffisamment large pour un cauchemar, est sous le siège d'une réalité israélienne bardée de modernité guerrière et de mythologie raciste.
Sous le siège aussi d'un décret américain qui, en plaçant la destinée du monde entre les cornes d'un taureau pris d'un galop fou, a supprimé toute distance entre les Etats-Unis et Israël.
Sous le siège du suivisme absolu des Etats arabes, tellement absolu qu'ils ne savent même plus quémander, ni flatter une opinion publique en colère contre tout.
Et nous nous demandons combien de fois les Palestiniens devront être assiégés pour que les Arabes sentent qu'ils partagent le même destin, qu'ils sont eux aussi assiégés et prisonniers, mais sans offrir la moindre résistance… Les télévisions nous dispensent d'explication dans chaque maison, c'est notre sang qui est versé, dans chaque conscience. Ceux qui ne se sentent pas palestiniens aujourd'hui, au plus profond de leur cÅur, ne reconnaîtront plus ce qui fonde leur identité, non pas que les valeurs "oubliées", jour après jour, au cours d'un processus de paix inique aient été retrouvées, mais bien parce qu'à une logique étroite de pertes et de profits, au pessimisme de la pensée, s'est substituée la volonté d'affirmer l'unique sens de notre existence : la liberté.
Les Palestiniens n'ont pas le choix : face au programme d'anéantissement que s'est donné l'occupation israélienne, largement dotée de subventions américaines, ils ont choisi de résister, de faire front, à tout prix, le dos au mur, les yeux tournés vers une lueur d'espoir, une lueur qui, inexplicablement, continue à apparaître grâce à leur courage.
Et nous nous demandons si, parmi ceux qui président, là -haut, aux destinées du monde, on a changé d'avis… L'homme de la rue a déjà sa réponse à cette fausse question. Mais il en est une autre, que l'on ne pose pas, et qui consiste à se demander si l'on peut encore croire qu'il y a, dans cette région, un peuple de trop, le peuple palestinien, pour la seule et unique raison que le sang qu'il verse est un appel à la liberté, dans un monde qui n'en veut pas car il ne recherche rien d'autre que la stabilité de la servitude, subie ou volontaire.
La guerre totale que les Israéliens livrent sur la terre de Palestine, dans ce qui fait l'âme de la Palestine, suscite bien des interrogations, en premier lieu sur les relations arabo-israéliennes et arabo-américaines. C'est Israël qui s'est empressé d'annoncer qu'il menait cette guerre pour sa survie, que sa "guerre de fondation" n'était pas encore achevée… Et quand donc le sera-t-elle ? Si cela veut dire quelque chose, c'est bien que la liquidation du mouvement national palestinien demeure à l'ordre du jour, y compris dans le contexte du processus de paix, que les Palestiniens sont toujours menacés dans leur existence.
C'est Israël qui nous incite à reprendre le combat là où nous l'avons commencé, à reconsidérer, non sans ironie, notre conception actuelle du conflit ; c'est lui également qui a déclaré la guerre à la paix, telle qu'elle avait été conçue. Qu'y a-t-il donc pour menacer son existence et le pousser à la défendre avec une telle sauvagerie ? Serait-ce la guerre que les Arabes ne lui déclarent pas ou bien la paix qu'ils lui proposent ?
Il faut que subsiste le mensonge pour que la société israélienne puisse continuer à faire bloc autour de ses mythes fondateurs, pour que l'on continue à défigurer la nature du combat entre une occupation qui touche à sa fin et une résistance qui s'approche de la victoire. L'occupation serait-elle une condition essentielle de l'existence d'Israël ?…
Notre seul salut passe par la défense de notre existence, en tant que Palestiniens, en tant qu'êtres humains ; la défense des "frontières" de cette existence, quand bien même nous avons le dos au mur… Nous n'avons pas le choix, pas le choix…
paru dans As-Safir, Beyrouth le 5 avril 2002
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Le joueur de dés
Qui suis-je pour vous dire
ce que je vous dis ?
Je ne suis pas la pierre façonnée par l'eau
pour que je devienne visage
ni le roseau percé par le vent
pour que je devienne flûte...
Je suis le joueur de dés
je gagne ou je perds
Je suis votre pareil
ou un peu moins...
Je suis né près du puits
et des trois arbres solitaires comme des nonnes
Je suis né sans youyous ni sage-femme
j'ai reçu mon prénom par hasard
Je suis né dans ma famille
par hasard
j'ai hérité de ses traits, de ses qualités
et de ses maladies :
Premièrement - la malformation des artères
Deuxièmement - la timidité en s'adressant à la mère, au père
et à la grand-mère/arbre
Troisièmement - l'espoir de guérir de la grippe
avec une tasse de camomille bien chaude
Quatrièmement - une certaine paresse à parler de la gazelle et de
l'alouette
Cinquièmement - l'ennui pendant les nuits d'hiver
Sixièmement - un échec flagrant de pouvoir chanter...
/.../
Qui suis-je pour vous dire
ce que je vous dis ?
Qui suis-je ?
L'inspiration aurait pu me manquer
et l'inspiration est la chance des solitaires.
Le poème est un coup de dés
sur le damier de l'obscurité
Il rayonne ou ne rayonne pas
et les paroles tombent
telles des plumes sur le sable/
/.../
Qui suis-je pour vous dire
ce que je vous dis ?
J'aurais pu ne pas être moi
j'aurais pu ne pas être ici...
L'avion aurait pu s'écraser
un matin
J'ai la chance d'être un lève-tard
j'ai raté l'avion
J'aurais pu ne pas connaître Damas, le Caire,
le Louvre ou les villes enchanteresses
/.../
J'ai la chance de dormir seul
de pouvoir écouter mon corps
de croire que j'ai le don de découvrir la douleur
et d'appeler le médecin, dix minutes avant la mort
Dix minutes suffisent pour vivre par hasard
pour décevoir le néant
Qui suis-je pour décevoir le néant ?
Qui suis-je ? Qui suis-je ?
***
Elle, le soir
Elle est seule, le soir
et moi, comme elle, je suis seul...
Entre moi et ses chandelles
dans le restaurant hivernal,
deux tables vides. [Rien ne trouble notre silence]
Elle ne me voit pas quand je la vois
cueillir une rose à sa poitrine.
Je ne la vois pas quand elle me voit
siroter un baiser de mon vin...
Elle n'émiette pas son morceau de pain,
et moi, je ne renverse pas l'eau
sur la nappe en papier.
[Rien ne ternit notre sérénité]
Elle est seule et je suis seul
devant sa beauté. Je me dis :
Pourquoi cette fragilité ne nous unit-elle pas ?
Pourquoi ne puis-je goûter son vin ?
Elle ne me voit pas quand je la vois
décroiser les jambes...
Et je ne la vois pas quand elle me voit
ôter mon manteau...
Rien ne la dérange en ma compagnie,
rien ne me dérange, nous sommes à présent
unis dans l'oubli...
Notre dîner, chacun seul, fut appétissant,
la voix de la nuit était bleue.
Je n'étais pas seul, elle n'était pas seule.
Ensemble nous écoutions le cristal.
[Rien ne brise notre nuit]
Elle ne dit pas :
L'amour naît vivant
Et finit en idée.
Moi non plus, je ne dis pas :
L'amour a fini en idée.
Mais il en a tout l'air...
Extrait de :
"Ne t'excuse pas"
Mahmoud Darwich
Poèmes traduits de l'arabe par Elias Sanbar
Actes Sud, février 2006.